Le jardin du Plaisir (1925) de Alfred Hitchcock

par Selenie  -  5 Juillet 2021, 09:04  -  #Critiques de films

Premier long métrage "officiel" du futur maître du suspense Alfred Hitchcock qui s'est pendant 5 ans formé à toutes les facettes du métier dessinateur d'intertitres, décorateur, scénariste, régisseur, assistant-réalisateur... etc... Il avait réalisé un film titré "Number Thirteen" (1922) mais qui est resté inachevé puis perdu. La chance de réaliser enfin un "premier" film lui est donné alors que la réputation du cinéaste, notamment en tant que scénariste, le place comme un des plus prometteurs du cinéma britannique. C'est le producteur Michael Balcon qui lui offre sa chance alors que sa société de production Gainsborough s'associe avec la société allemande Emelka pour un contrat de 5 films. 1ère co-production germano-britannique ce film est adapté du roman éponyme (1925 - "The Pleasure Garden" en V.O.) de Oliver Sandys (pseudo de Marguerite Jarvis), avec un scénario signé de Eliot Stannard, auteur réputé qui écrira pas moins de 147 films entre 1914 et 1933 dont ce premier des 9 films qu'il fera avec Hitchcock. À noter que le réalisateur engage comme assistante-réalisatrice et script-girl une certaine Alma Reville, qui ne sera bientôt madame Hitchcock et qui sera la collaboratrice la plus proche du maestro durant toute sa carrière... Jill espère devenir danseuse au cabaret Pleause Garden mais elle s'aperçoit qu'elle a perdu sa lettre de recommandation. Entre temps une danseuse du cabaret, Patsy, lui offre l'hospitalité, elles deviennent amies ce qui permet à Jill d'être néanmoins présentée au patron qui l'engage. Malgré l'ascension de Jill qui devient particulièrement populaire, son fiancé Hugh doit partir sous les tropiques tandis que Patsy épouse Levet, un ami de Hugh. Après une lune de miel au Lac de Côme, c'est pourtant au tour de Levet de rejoindre son ami sous les tropiques. Alors que Jill savoure son succès, Patsy elle se morfond de na pas avoir de nouvelles de son époux jusqu'à un courrier qui l'informe qu'il est malade...

Il faut savoir qu'une loi britannique oblige à un quota de films britanniques sur leur sol ce qui a entraîné une surproduction de films à petits budget souvent médiocres. La production souhaite donc sortir du lot, d'abord en engageant l'espoir Alfred Hitchcock, puis en s'assurant au casting de la présence d'une star hollywoodienne, à savoir Virginia Valli. Cette dernière, qui incarne Patsy, tourne depuis 1916 et est devenue une star majeure avec des films comme "La Tourmente" (1922) de Reginald Barker, "Le Forgeron du Village" (1922) de John Ford ou "Le Veilleur du Rail" (1924) de Clarence Brown. Jill est jouée par Carmelita Geraghty vue dans "Les Deux Gosses" (1923) de Maurice Tourneur et "Black Oxen" (1923) de Frank Lloyd. Pour l'anecdote, ces deux vedettes du Muet verrons leur carrière délinée fortement avec l'arrivée du Parlant et chacune tourneront leur dernier film respectivement en 1931 et 1935. Leur partenaire masculin sont deux acteurs accomplis ayant débuté à la fin des années 10 et joueront plus d'un centaine de films chacun. Ainsi Hugh est interprété par John Stuart qui retrouvera Hitchcock pour "Numéro 17" (1932) et vu notamment dans plusieurs productions Hammer "La Revanche de Frankenstein" (1958) et "La Malédiction des Pharaons" (1959) tous deux de Terence Fisher, puis Levet qui est joué par Miles Mander qui retrouvera Hitchcock pour "Murder !" (1930) et "Mary" (1931), et qu'on verra dans plusieurs chefs d'oeuvres comme "Les Hauts de Hurlevent" (1939) de Wylliam Wyler, "To Be or Not To Be" (1942) de Ernst Lubitsh et "Le Portrait de Dorian Gray" (1945) de Albert Lewin... Le tournage du film, qui se déroula en grande partie dans les studios UFA en Allemagne, a été particulièrement fastidieux (cauchemardesque selon la plupart des sources) à tel point que des années plus tard Alfred Hitchcock sera plus loquace sur les déboires du tournage que sur le film lui-même. Citons de nombreux retards de train, les caprices onéreux de la star hollywoodienne, la pellicule confisquée par la douane... etc... Avec en prime cette anecdote savoureuse : la comédienne Elizabeth Pappritz (son seul rôle) qui joue la maîtresse indigène refusa d'abord de tourner la scène dans la mer car elle était indisposée, ignorant alors des choses féminines, le réalisateur a dû se faire expliqué les menstruations par son équipe ! Au final, il semble que le réalisateur ait attendu pour que son actrice puisse assurer sa séquence.

Le film débute avec une scène qui paraît anodine mais qui porte déjà certaines bases qui feront le style Hitchcock. Un défilé de jolie danseuse qui dévale un escalier en colimaçon, avant d'assurer leur spectacle devant un parterre les regards lubrique de vieux bourgeois. D'emblée on a donc une pensée pour le futur "Sueurs Froides" (1958), tandis que le goût du fétichisme, l'aspect du voyeurisme, un érotisme palpable se dessine dans un style inspiré de l'expressionisme allemand des Murnau, Fritz Lang et Von Stroheim. On remarque forcément les regards libidineux, mais à y regarder de plus près on note aussi quelques passages plus subtils comme le bas qui tombe sur la cheville, le déshabillage, voir même cette séquence (relevée d'ailleurs par Truffaut lui-même) où les deux femmes co-locataires dorment ensemble, l'un en pyjama et l'autre en nuisette appuyant ainsi toute l'ambiguïté de la situation avec ce stéréotype du couple "classique". Mais derrière il aborde surtout deux de ses thématiques majeurs : l'adultère et la culpabilité. Pour l'adultère il impose une pulsion omniprésente, sexuelle mais aussi simplement violente jusqu'à ce meurtre  d'une rare violence à l'époque, car alors qu'on peut penser un sauvetage et/ou un pardon survient soudainement un meurtre de sang froid. Il s'agit du premier meurtre filmé par celui qui n'est alors pas encore le maître incontesté du suspense. Le réalisateur est créatif et ne cesse d'imaginer une mise en scène inspirée et ce premier film le prouve. Si les effets autour de l'adultère sont plus visibles, ceux autour de la culpabilité sont pourtant plus intéressants, notamment en usant de la surimpression comme pour l'apparition d'un défunte, ou lorsqu'une main qui dit adieu passe à une autre main qui dit bonjour. Malgré le meurtre, malgré le côté "érotique", le film demeure un mélo assez classique sur le fond, mais qui offre quelques séquences superbes de maîtrise. On s'étonne donc que Hitchcock signe un drame qui condamne ouvertement la débauche et l'immoralité, mais dans le même temps il faut comprendre qu'on est en 1925 et que si le réalisateur est techniquement déjà impressionnant, il doit encore se façonner une vision plus personnelle. Ce premier film ne rencontre pourtant pas le succès, on parle d'un coup d'essai, on précise que le film serait "insuffisamment commercial car trop "européen" (sous-entendu trop "intellectuel"), à tel point que le film sortira en salle uniquement à Londres. Hitchcock enchaîne pourtant avec son second film, "The Mountain Eagle" (1926 - aujourd'hui disparu), qui connaîtra le même sort mais les deux films ressortiront suite au succès important de son troisième film, "The Lodger" (1927)... Néanmoins, sur ce tournage Hitchcock trouve une épouse et une collaboratrice en la personne de Alma Reville qu'il épouse fin 1926 et avec qui il aura une fille, Patricia. Le couple aura tant aimé le lac de Côme qu'ils y achèteront une villa où ils viendront régulièrement jusqu'aux années 70. "The Pleasure Garden" est doté d'un scénario très mélo, mais d'où jaillit des éclairs de génie qui annonce la naissance d'un des plus grands cinéastes de l'Histoire du Septième Art. À voir et à conseiller.

 

Note :            

 

15/20
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