Sibel (2019) de Cagla Zencirci et Guillaume Giovanetti
Le projet date de 2003 lorsque le français Guillaume Giovanetti et la turque Cagla Zencirci (en couple à la ville) ont lu le livre "Les Langages de l'Humanité" (1983) pavé de 2000 pages de Michel Malherbe dans lequel ils ont été particulièrement intrigué par un paragraphe sur une langue sifflée utilisée encore aujourd'hui en Turquie dans le village de Kusköy (Tout savoir ICI) et désormais sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l'Unesco ! le couple se souvient : "Alors que nous voyagions dans la région de la Mer Noire en Turquie en 2014, la langue sifflée est revenue à notre esprit, et nous avons cherché le village en question. Nous voulions aller à la découverte de cette langue, savoir si elle existait vraiment, et étions animés par une curiosité d'ordre quasi ethnographique. Nous avons découvert Kusköy- qui signifie village des oiseaux. Nous craignions un peu que ça ne soit que du folklore, que seuls quelques vieux parlent cette langue. Ca n'a pas été le cas. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ce n'est pas une langue éteinte. Les adultes la maîtrisent tous parfaitement. Mais bien sûr, la génération biberonnée aux téléphones portables la comprend moisn bien. Alors les villageois ont commencé à l'enseigner à l'école, donc les enfants la pratiquent. Et dès que les smartphones ne captent plus en montagne, ça commence à siffler. Le son se diffuse beaucoup mieux ainsi. La langue sifflée n'est pas un code comme le Morse mais une véritable retranscription en syllabes et en sons de la langue turque." Le couple signe avec cette co-production à majorité franco-turque leur troisième long métrage en tant que réalisateurs-scénaristes après "Noor" (2014) et "Ningen" (2015). Pour cette histoire ils ont collaboré à l'écriture avec la française Ramata Sy, scénariste notamment du film "Notre-Dame du Nil" (2020) de Atiq Rahimi...
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Nord-est de la Turquie, dans un village isolé ou la langue sifflée est un art de vivre, Sibel jeune femme muette vit avec sa soeur et son père maire du village. Malgré tout Sibel est un peu une sauvageonne, mise à l'écart des autres car incomprise et les superstitions ont sont encore ancrées au sein des traditions sans compter le poids des convenances sociales et religieuses. Sibel pense que si elle tue le loup qui hante la forêt elle gagnera la confiance des villageoises, mais alors qu'elle arpente la montagne elle découvre un homme blessé, un déserteur qu'elle va soigner secrètement... Les rôles principaux sont tenus essentiellement par des acteurs inconnus hors des frontières de la Turquie. Sibel est incarnée par Damia Sönmez vue auparavant dans "Mahpeyker : la Sultane Kösem" (2010) de Tarkan Özel et "Ayla" (2017) de Can Ulkay. Son père est joué par Emin Gürsoy vu dans "The Imam" (2005) de Ismael Gunes, "Kelebegin Ruyasi" (2013) de Yilmaz Erdogan ou encore "Pek Yakinda" (2014) de Cem Yilmaz, tandis que la soeur est interprétée par Elit Iscan vue dans "Des Temps et des Vents" (2008) et "My Only Sunshine" (2009) tous deux de Reha Erdem et surtout remarquée dans "Mustang" (2015) de Deniz Gamze Ergüven. Le fugitif est joué par Erkan Kolcak Köstendil vu entre autre dans "Kara Bella" (2015) de Burak Aksak et "Müslüm" (2017) de Ketche et Can Ulkay, puis citons "la vieille folle" jouée par Meral Cetinkaya vue dans "Pluie d'Été" (1993) de Tomris Giritlioglu, "La Trace" (1994) de Yesim Ustaoglu, et plus récemment dans "Mucize" (2015) de Mahsun Kirmizigül et dans "Ayla" après lequel elle retrouve donc sa jeune partenaire Damia Sönmez... Le couple de cinéastes avoue comme influence les films "Rosetta" (1999) des frères Dardennes, "Fish Tank" (2009) de Andrea Arnold et "Winter's Bone" (2011) de Debra Granik... D'abord on constate vite qu'il n'y a aucune musique dans le film, rien d'autres comme harmonie que le sifflement des habitants ce qui s'avère particulièrement judicieux, d'abord cela permet qu'on écoute peut-être plus cette langue singulière mais aussi et surtout elle se trouve en accord avec la nature ambiante et le climax presque hors du temps surtout quand on quitte le village.
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Mais si on apprécie ce choix il n'est pas suffisant quand on constate aussi que la langue sifflée est ici un paramètre intéressant mais nullement essentiel, et finalement la langue sifflée souffre d'un manque d'importance au sein du récit. En effet, sans la langue sifflée le scénario, les tenants et aboutissants seraient strictement les mêmes ! Il aurait fallu trouver un élément qui donne toute sa dimension unique et cruciale dans cette histoire. L'autre déception vient du fait que cette langue constituerait un bel hymne à la liberté et à l'émancipation des femmes, pourquoi pas mais alors il faut attendre un sourire pincée en fin de film pour déceler un chouïa d'espérance dans cette région où le rôle de la femme est d'être épouse et mère. Car seule Sibel se rebelle un peu (poids du père, attrait pour un inconnu viril, sa décision finale de rester ou de partir...), grâce avant tout au passé traumatisant de Narin. Mais autrement les femmes du village semblent particulièrement accepter leur place et leur situation, et la plupart des jeunes filles et jeunes femmes ne rêvent que de faire un beau mariage (?!) comme la soeur de Sibel par ailleurs. En fait si le film est un hymne à la liberté on a encore soif de liberté après le film, c'est trop sage et quand on voit la fin on se dit que oui le chemin est encore long ! On aurait aimé une héroïne encore plus belle et rebelle, encore plus farouche que cette fille sage et obéissante qui se réveille un peu tard, et encore parce qu'un homme est derrière ce réveil plus que la vieille Narin. Et pourtant, la langue sifflée nous fait entrer dans un univers unique, Sibel a les yeux d'espérance, elle reste aussi émouvante dans la soumission que dans la lutte, les paysages sont comme un troisième rôle, et si la liberté et l'émancipation ne sont pas gagnées il y a encore un beau portrait de femmes en sachant que les combats sont rarement gagnés en quelques jours. Un bon et beau film donc, mais qui aurait pu être tellement plus.
Note :