Chantage ! (1929) de Alfred Hitchcock
Après "The Manxman" (1929) tourné alors que sa fille unique arrivait, Hitchcock pensait tourné encore un film Muet car si le parlant est déjà là rare sont les salles de cinéma déjà équipées. Son dernier film a déçu son producteur John Maxwell au point que la sortie a été repoussée, le réalisateur est donc attendu au tournant malgré le succès inattendu de "The Manxman". Maxwell est séduit par une pièce à succès "Blackmail" (1928) de Charles Bennett et en achète les droits avant de confier le projet à son réalisateur vedette. Finalement, le projet n'est pas pour déplaire au cinéaste qui lui permet de renouer avec le policier qui lui avait offert son premier grand film "The Lodger" (1927). Hitchcock signe lui-même le scénario, d'abord en collaboration avec Charles Bennet avec qui il devient ami, puis avec Benn W. Levy qui signera ensuite entre autre les films "Waterloo Bridge" (1931) de James Whale et "Désir" (1936) de Frank Borzage. À noter que son assistant réalisateur Michael Powell, futur grand réalisateur en duo avec Emeric Pressburger surtout sans omettre son chef d'oeuvre en solo "Le Voyeur" (1960), collaborera au scénario sans être crédité. Précisons que l'entente entre l'auteur Charles Bennett et Hitchcock sera fructueuse puisqu'il retravailleront ensemble plusieurs fois dont pour les deux versions de "L'Homme qui en Savait Trop" (1934-1956). Si le film est d'abord prévu comme un film Muet le réalisateur a pourtant un petit espoir ce qui le pousse à tourner en s'arrangeant pour que les bouches de ses acteurs ne soient pas trop voyantes ! Bien lui en a pris puisqu'à la fin du tournage, le producteur fait la surprise de faire venir spécialement des Etats-Unis un studio d'enregistrement qui permet à Hitchcock de retravailler une version parlante du film. Néanmoins, les salles obscures restent encore trop peu adaptée à la nouvelle technologie et c'est donc la version muette du film qui aura le plus de succès, laissant la postérité se charger du parlant...
Alice est fille de commerçant et fiancée à un policier. Lors d'une soirée elle se retrouve chez un inconnu qui tente de la violer, le tuant finalement en se défendant. Elle quitte les lieux en essayant de dissimuler son passage mais son fiancé, chargé de l'enquête, trouve un gant. Alors qu'il fait savoir à sa fiancé qu'il sait, un inconnu les aborde et leur montre le second gant... Alice est incarnée par Anny Ondra qui venait de tourner dans "The Manxman" (1929) et qui tournera ensuite surtout en Europe de l'Est le plus souventr avec son futur époux Karel Lamac comme dans "La Chauve-Souris" (1931) ou "Une Nuit au paradis" (1932). Les parents de la demoiselle sont joués par Sara Allgood qui retrouvera Hitchcock pour "Junon et le Paon" (1930) et qui sera un second rôle recherchée comme dans "Lady Hamilton" (1941) de Alexander Korda et "Qu'elle était Verte ma Vallée" (1941) de John Ford, puis Charles Paton dont c'est ici le premier rôle crédité et qui tournera ensuite une centaine de films jusqu'à "13 East Street" (1952) de Robert S. Baker. Citons ensuite John Longden qui retrouvera plusieurs fois Hitchcock de "Junon et le Paon" jusqu'à "La Taverne de la Jamaïque" (1939) en passant par "The Skin Game" (1931) et "Jeune et Innocent" (1937), Donald Calthrop qui retrouvera aussi le réalisateur pour "Elstree Calling" (1930), "Meurtre" (1930) et "Numéro 17" (1932), puis enfin Cyril Ritchard, l'artiste-peintre qui était une cedette de comédies musicales connu pour son charme auprès de la gente féminine... La première partie du film ressemble sans doute trop à d'autres films (notamment "The Lodger"), le fait que l'héroïne soit fiancée à un policier n'est par exemple pas très original. Mais le premier soucis reste la partie du "flirt", trop longue au vu de la durée du film, mais c'est aussi là que se pose toute la perversité de Hitchcock où il joue avec les zones d'ombre, le flou autour du consentement et les limites du "flirt". En effet, bien que fiancée (on est en 1929 rappelons-le) elle n'hésite pas à accepter une invitation chez un homme entreprenant, elle se déshabille sans trop de gêne, minaude et se propose comme modèle pour cet homme artiste -peintre... etc... Un long moment comme si le réalisateur voulait imposer le doute chez le spectateur, un doute sur la légitime défense ?! Ainsi l'homme n'est jamais franchement montré comme un psychopathe ou un violent, il est même plutôt courtois et même gentleman jusqu'à cet instant évidemment tragique. Toute cette partie permet au réalisateur d'instiller un doute plus ou moins malsain ou du moins une certaine gêne qui pourrait sans aucun doute faire écho encore aujourd'hui depuis les #MeToo de ces dernières années.
La meilleure partie est celle qui suit, quand la jeune femme fuit et croise des bras et des mains qui la ramène systématiquement sur les lieux du crime, quand elle culpabilise et tremble à imaginer qu'elle pourrait se faire prendre, tandis que son fiancé trouve la preuve compromettante mais qu'il est lui-même pris au piège d'un maître-chanteur. On savoure là des dialogues soignés qui font mouches idéalement mis en perspective avec l'action comme ce petit-déjeuner où une cliente commère y va de son analyse sur le meurtre au couteau, tandis que sa voix s'estompe petit à petit laissant audible uniquement le mot couteau ("knife" en V.O.) jusqu'à ce que l'héroïne laisse échapper un couteau poussant la commère à crier une énième fois le mot couteau ! Sans doute la séquence la plus réussie du film. Mais comme à son habitude le réalisateur innove et reste toujours à l'affût d'une nouvelle idée de mise en scène, par exemple le regard du policier qui croise le tableau du clown rieur, ou la poursuite sur le dôme du British Museum qui préfigure le grand final du Mont Rushmore pour "La Mort aux Trousses" (1959). D'ailleurs pour le British Museum il utilise un trucage tout nouveau dit procédé Shuftan (Tout savoir ICI !). Le maître chanteur est amené d'une façon inhabituelle, sans secret, sans jouer les hommes mystérieux il arrive sur de lui et s'impose d'emblée comme un profiteur ce qui place le policier/fiancée dans une position peu confortable. Malheureusement c'est à partir de là que le scénario ne tient plus trop le route. En effet, le maître-chanteur était sur les lieux du crime aussi pourquoi ne serait-il pas l'auteur du meurtre ?! Parole contre parole, on comprend vite que la pauvre Alice ne tiendrait jamais sous la pression d'une audition, alors pourquoi ce maître-chanteur craque avant même d'être piégé ?! Parole contre parole, un policier de Scotland Yard face à un repris de justice, de surcroît en 1929 ?! Par là même la fin est décevante car elle est contraire à l'esprit du film, va à l'encontre même de la fragilité psychologique de la jeune femme qui ne peut pas vivre avec cette culpabilité. Justement, dans le scénario Hitchcock avait prévu une fin plus pessimiste, après la poursuite avec le maître-chanteur Alice était arrêté par son fiancé avant de retrouver un collègue aux toilettes, ce dernier ignorant l'affaire demandait : "vous sortez avec votre amie ce soir ?" et le policier de répondre "non non je rentre à la maison". The End... Mais John Maxwell le producteur a insisté pour une fin moins sombre, malheureusement... Néanmoins le film est un triomphe auprès du public, le succès est tel que Hitchcock se permet d'engager une attaché de presse et crée dans la foulée sa société Hitchcock Baker Ltd. qui lui offre une indépendance inédite au Royaume-Uni. Pour l'anecdote, ce film aurait inspiré Chaplin pour "Les Temps Modernes" (1936) où Charlot se fait offrir un cigare par la police alors qu'il est arrêté. Le film offre aussi un des caméos les plus célèbres de Hitchcock où il est un passager du métro importuné par un enfant turbulent. Ce film noir est riche de trouvailles, il est particulièrement riche sur bien de points (l'ambiguité du flirt, les dialogues, les gros plans symboliques...) surtout dans ces deux premiers tiers. Un film passionnant autant sur le fond que dans la forme. A voir et à conseiller.
Note :