Les enchainés (1946) de Alfred Hitchcock

par Selenie  -  7 Février 2022, 09:31  -  #Critiques de films

Après avoir travaillé pour les services gouvernementaux pour des films de propagande, Alfred Hitchcock reprend son travail sur un projet mis en attente, d'après un scénario de Ben Hecht, un des plus grands scénaristes de son temps avec qui il a déjà signé "Lifeboat" (1944) et "La Maison du Docteur Edwards" (1945) et qu'il retrouvera encore ensuite. A l'origine le scénariste s'est inspiré de loin du roman (non crédité) "The Song of the Dragon" (1923) de John Taintor Foote et des "Mémoires" (1935-1939) de l'espionne plus ou moins avérée Marthe Richard. Mais l'auteur cherche aussi avec Hitchcock le fameux Macguffin de leur histoire. La découverte des horreurs des camps de concentration, les bombes atomiques, tout un contexte vient titiller les cinéastes et ils arrivent à rencontrer le physicien Robert Millikan, Prix Nobel 1923 et artisans du projet Manhattan, qui leur parle alors de l'uranium 235 et qu'un tel produit pourrait tout à fait être contenu dans une bouteille de vin. Leur Macguffin est trouvé, mais dans le même temps un tel sujet alors que la guerre est à peine finie a des conséquences. La première, il semble que le FBI est surveillé un temps la production, au point d'en avertir le producteur David O. Selznick qui revend finalement les droits du projet à la RKO, Hitchcock lui-même explique la chose en 1974 : "Jusqu'à la dernière minute, le film appartenait à David O. Selznick, mais parce qu'il ne croyait pas à l'uranium 235, il a vendu tout le projet à la RKO. Pour 50% des bénéfices, il l'a vendu pour 800000 dollars. Et le film a rapporté 8 millions de dollars. Il aurait pu en avoir 100% mais il ne croyait pas à l'uranium 235 et il croyait que le film était consacré à cela, ce qu'il n'était pas." L'autre conséquence est que Hecht, étant juif et fervent sioniste, a voulu un film ouvertement politique, notamment en explicitant l'arrivée imminente de ce qu'on appellera la Guerre Froide, chose que Hitchcock voulait plus discret et plus subjectif. Précisons que Ben Hecht écrit sur la même période deux autres chefs d'oeuvres pour Selznick, "Gilda" (1946) de Charles Vidor et "Duel au Soleil" (1946) de King Vidor. Hitchcock et Hecht vont être rejoint par un troisième co-scénariste non crédité, Clifford Odets, qui se focalise uniquement sur les dialogues intimes des deux personnages principaux. Ironie de l'histoire, si il est l'auteur de la scène mythique du film,qui évite la censure du code Hays (on y reviendra !) ce scénariste sera connu pour avoir été un des tristes dénonciateurs du Maccarthysme en 1953... Fin de la guerre, de nombreux procès d'anciens nazis sont en cours, dont celui de monsieur Huberman qui se suicide après avoir été condamné à 20 ans de réclusion. Ce dernier a une fille, Alicia qui vit une vie de décadence mais elle est contactée par Devlin, un agent des services secrets américains qui lui propose de travailler pour eux, afin peut-être de laver son nom du déshonneur. D'abord moqueuse elle finit par accepter avant tout en espérant pouvoir s'offrir un avenir meilleur, et sans doute aussi à cause du charme de l'espion américain. Mais elle comprend vite que sa mission est d'abord de se prostituer en épousant un nazi qu'elle connaît, un ami de son père qu'elle doit donc espionner sous la surveillance de Devlin...

L'agent américain Devlin est interprété par Cary Grant star avec des films comme "L'Impossible Monsieur Bébé" (1938) de Howard Hawks ou "Arsenic et Vieilles Dentelles" (1944) de Frank Capra et qui retrouve Hitchcock après "Soupçons" (1941), à l'instar de sa partenaire qui joue l'allemande apprentie espionne incarnée par Ingrid Bergman qui retrouve aussi le réalisateur après "La Maison du Docteur Edwards" (1945) et qui est devenue star durant la même période que son partenaire avec des films comme "Casablanca" (1942) de Michael Curtiz ou "Hantise" (1944) de George Cukor pour lequel elle a gagné l'Oscar. Les deux retrouveront Hitchcock ensuite pour deux autres films distincts. Le nazi qu'elle épouse est incarné par Claude Rains, sublime avteur vu dans "L'Homme Invisible" (1933) de James Whale ou "Le Fantôme de l'Opéra" (1943) de Arthur Lubin et surtout qui retrouve justement Bergman après "Casablanca". A leurs côtés citons Louis Calhern acteur majeur de l'Âge d'Or vu entre autre dans "Vingt Mille ans sous les Verrous" (1932) de Michael Curtiz ou "Le Ciel peut Attendre" (1943) de Ernst Lubitsch, Leopoldine Konstantin actrice autrichienne surtout adepte des planches théâtrales mais vue au cinéma dans "Lola Montez" (1918) de Robert Heymann et "Les Deux Rois" (1935) de Hans Steinhoff, Reinhold Schünzel émigré depuis peu à Hollywood où il a pu jouer dans "Les Bourreaux Meurent Aussi" (1943) de Fritz Lang et "Le Château du Dragon" (1946) de J.L. Mankiewicz, Moroni Olsen qui cette même année joue dans les excellents "Le Démon de la Chair" (1946) de Edgar George Ulmer et "La Vie est Belle" (1946) de Frank Capra où il est la voix de l'Archange. Parmi les non crédités on va citer deux acteurs, d'abord Gavin Gordon vu dans "L'Impératrice Rouge" (1934) de Josef Von Sternberg et "La Fiancée de Frankenstein" (1935) de James Whale et qui retrouve surtout Hitchcock et Cary Grant après "Soupçons", puis l'actrice Virginia Gregg dans un tout petit rôle mais qui entrera à la postérité comme étant la voix d'une certaine Norma Bates dans "Psychose" (1960) de Hitchcock ainsi que dans ses deux suites oubliables des années 80... Le casting va apporter quelques soucis dont on va rappeler les deux anecdotes les plus savoureuses : d'abord la différence de taille entre Ingrid Bergman et Claude Rains (6 cm sans compter les talons de madame !) ont obligé à faire construire un faux plancher sur certains passages afin d'atténuer le décalage, puis Ingrid Bergman a eu une liaison durant le tournage avec le photographe de plateau, un certain Frank Capa, célèbre reporter de guerre que Hitchcock et la star avaient rencontré sur le front. Une idylle qui, d'après la légende, aurait inspiré à Hitchcock la trame du futur "Fenêtres sur Cours" (1954)... Le film est doté d'un scénario audacieux, sans doute l'un des plus complexe et ambigu de la filmo du réalisateur, d'abord sur la thématique centrale regroupant la recherche des nazis mais aussi l'aide au nazi octroyée par les américains, l'arrivée de la Guerre Froide en filigrane, l'implication de l'uranium dans l'intrigue, puis ensuite la dimension particulièrement inhumaine et sans concession dont est engagée la jeune femme et utilisée sans vergogne pour les besoins d'une mission. Ainsi Hitchcock aura le génie de jouer avec la censure d'état (ou presque) pour démontrer que l'uranium n'est qu'un Macguffin, en osant montrer un nazi qui serait presque sympathique en évitant donc la caricature du fanatique hitlérien, en instillant la possibilité de sauver quelques nazis pour lutter contre le nouvel ennemi communiste... etc... Il aura aussi le génie de contourner le Code Hays, autre censure sans doute encore plus vicieuse pour sauvegarder les bonnes moeurs puritaine de l'Amérique.

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Pourtant Alicia est une dévergondée qui croit s'en sortir mais qui va accepter à l'insu de son plein gré de s'offrir littéralement à un homme d'âge mûr et à priori dangereux. Le tout en faisant d'elle une amoureuse transi de son bourreau, l'agent Devlin qui s'avère finalement plus ambigu et plus machiavélique que sa cible d'où son nom à double sens, "Devil In" signifiant ainsi "le diable dedans". Hitchcock s'amuse donc des codes et on sait déjà quel le maestro n'est jamais aussi bon que quand il doit contourner les règles comme il a pu le raconter à Truffaut des années après précisant notamment "pour moi, l'art passe avant la démocratie", en précisant "faire souffir le spectateur" ! Néanmoins la censure fera retiré quelques allusions trop précises sur les opérations de "démantèlement de l'économie nazie", d'ailleurs au 21ème siècle il n'existe toujours aucune version doublée en allemand où cette question est abordée. Mais en contrepartie le réalisateur montre le gentleman idéal Cary Grant incarné un espion assez abject pour jeter celle qu'il ose aimer dans les bras d'un ennemi tout en la séduisant avec vice et délice. Sur ce point Hitchcock signe une des séquences les plus mythiques du 7ème Art, à savoir le baiser "interminable" entre Alicia/Bergman et Devlin/Grant. Il faut comprendre que d'après le Code Hays un baiser ne devait absolument pas dépasser les 3 secondes, et pour pouvoir mettre en scène le "plus long baiser du cinéma" (battu depuis longtemps depuis !) Hitchcock a inséré des petits dialogues entre chaque baiser furtif, ainsi découpé la séquence est une succession de baisers de 3 secondes entrecoupés de dialogues amoureux jusqu'à donner la sensation que le couple s'embrasse langoureusement durant 2 mn 30 ! Ce baiser est à l'image des ambiguités qui sont l'essence même de cette histoire, Cary Grant et Ingrid Bergman offre une liaison inhabituelle. Pas de héros ici, Cary Grant interprète un espion macho, manipulateur pris à son propre piège puisque malgré tout il tombe amoureux de la femme qu'il jette dans le lit d'un nazi. Le plus touchant dans ce film est le néo-nazi Claude Rains ! Un comble ! En effet, on reconnaît bien là l'ironie hitchcockienne qui nous oblige à l'empathie pour un nazi ! Le mixte entre romance singulière et espionnage anti-nazi se retrouve sur un même pied d'égalité, ajoutant un suspense à double enjeu. Sublime... Un film d'espionnage sous couverture, puisque c'est avant tout une histoire d'amour, l'une des plus complexes et sournoises du cinéma grâce à une écriture particulièrement méticuleuses des personnages. Lors des célèbres entretiens avec Hitchcock, François Truffaut désigne ce film comme étant son préféré dans la filmo du maître du suspense, qui est pour lui "la quintessence de Hitchcock". On acquiesce avec empressement, "Les Enchaînés" est le grande chef d'oeuvre de Hitchcock, juste devant 2-3 autres qui arriveront plus tard...

 

Note :            

 

20/20
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I
Un très bon suspens pendant tout le film. La scène dans la cave à vins est assez memorable au sujet de l'uranium et eggectivement ce baiser qui a échappé au code de la censure reste le plus long<br /> baiser de cinéma
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