Lifeboat (1944) de Alfred Hitchcock
Après quatre courts métrages de propagande commandés par les Forces Armées alors que nous sommes en guerre depuis déjà 2-3 ans, Alfred Hitchcock accepte une nouvelle commande mais cette fois il revient sur un film qui "se situerait entièrement dans un canot de sauvetage et autour", idée qu'il avait ébauchée avant son précédent long métrage "L'Ombre d'un Doute" (1943). Logiquement il en parle à son producteur David O. Selznick mais il n'est pas convaincu. Il faudra encore plusieurs tergiversions et accords entre studios et producteurs pour que le cinéaste puisse enfin lancer son projet, à savoir finalement avec le producteur William Goetz de chez 20th Century Fox. Hitchcock voulait comme co-scénariste le romancier Ernest Hemingway mais celui-ci décline, et désirant un grand auteur Hitchcock choisit finalement John Steinbeck alors au fait de sa gloire après notamment les romans "Des Souris et des Hommes" (1939) et le prix Pulitzer "Les Raisins de la Colère" (1939) tous deux portés à l'écran, le premier (1939) de Lewis Milestone et le second (1940) de John Ford. Mais les deux hommes n'ont pas tout à fait la même vision, Steinbeck voit un marin allemand qui ne dit rien de lui accentuant la paranoïa, alors que Hitchcock désire au contraire monter le "libre arbitre" du reste des passagers laissant le "nazi" prendre le commandement. Steinbeck ne veut pas modifier son scénario, il sera repris plusieurs fois jusqu'à ce que le scénariste Jo Swerling le remanie, ce dernier est notamment connu pour être un fidèle de Frank Capra de "La Bonde Platine" (1931) à "La Vie est Belle" (1946). Non crédité, un autre scénariste va collaboré et pas des moindres puisqu'il s'agit d'un des plus grands de son époque, Ben Hecht qui a travaillé avec Swerling notamment sur "Autant en Emporte le Vent" (1939) de Victor Fleming, et qui retrouvera ensuite Hitchcock sur plusieurs films... Un navire américain est coulé par un sous-marin allemand. Les survivants regagnent au fur et à mesure un grand canot de sauvetage. Ils se retrouvent bientôt à dix dont un bébé et dont un intrus qui s'avèrent être allemand. Aussitôt des tensions surgissent, du fait de la présence d'un ennemi, mais aussi par les différences sociales et politiques des un et des autres. Il y a ainsi un riche chef d'entreprise, un activiste communiste, une journaliste bourgeoise, des marins, une mère de famille... Il faut s'organiser pour survivre et Willy l'allemand semble malheureusement le mieux à même de mener tout le monde à bon port...
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Au casting, Hitchcock a des difficultés à engager des stars au vu du contexte (une barque au milieu de l'océan donc tournage difficile), il se rabat sur des seconds couteaux peu connus mais expérimentés pour la plupart et, une star mais qui vient surtout du théâtre. Sa classe et son maintien était une promesse d'un décalage savoureux avec la situation et les autres naufragés selon Hitchcock. Cette star est donc Tallulah Bankhead, sur réputé sur les planches elle a pourtant joué très tôt pour le grand écran avec entre autre "Dans le Piège" (1919) de Frank Reicher, et sinon on peut citer une précédente expérience en mer avec "Le Démon du Sous-Marin" (1932) de Marion Gering au côté de Gary Cooper. Hitchcock retrouve deux de ses acteurs, après "Soupçons" (1941) Heather Angel vue auparavant aussi dans "Le Mouchard" (1935) de John Ford et "Les Trois Mousquetaires" (1937) de Rowland V. Lee, puis après "L'Ombre d'un Doute" (1943) Hume Cronyn qui retrouvera Hitchcock mais cette fois en tant que scénariste pour les prochains "La Corde" (1948) et "Les Amants du Capricorne" (1949). Les moins connus sans doute sont Mary Anderson aperçue tout de même dans des films comme "Femmes" (1939) de Georges Cukor et "L'Etrangère" (1940) de Anatole Litvak mais toujours non créditée, puis John Hodiak remarquée dans "Mademoiselle ma Femme" (1943) de Vincente Minnelli. Citons William Bendix ancien épicier qui débuta dans "La Femme de l'Année" (1942) de George Stevens et "La Sentinelle du Pacifique" (1942) de John Farrow, Henry Hull vu notamment dans "L'Honneur de la Famille" (1917) de King Vidor, "La Nuit Mystérieuse" (1922) de D.W. Griffith ou encore "La Grande Evasion" (1941) de Raoul Walsh, Canada Lee acteur afro-américain issu des planches notamment sous la direction de Orson Welles, vu ensuite au cinéma dans "Sang et Or" (1947) de Robert Rossen mais qui sera ensuite blakcklisté sous le Maccarthysme. Et enfin citons l'intrus, incarné par l'acteur autrichien Walter Slezak qui débuta dans "Sodome et Gomorrhe" (1922) de Mihaly Kertesz, futur réalisateur hollywoodien connu sous le nom de Michael Curtiz, et vu juste avant "Lifeboat" dans "Lune de Miel Mouvementée" (1942) de Leo McCarey... Dans l'équipe technique, citons le costumier René Hubert qui oeuvra entre autre sur les films "Sous les Toits de Paris" (1930) de René Clair, "Liliom" (1934) de Fritz Lang ou "Le Ciel peut Attendre" (1943) de Ernst Lubitsch, et l'opérateur dans Glen MacWilliams qui signa la photographie sur les films "Oliver Twist" (1922) de Frank Lloyd et "Les Mines du Roi Salomon" (1937) de Robert Stevenson mais qui retrouve aussi Hitchcock après "Le Chant du Danube" (1934)... Si le film est une commande normalement de propagande, Hitchcock n'est pas obnubilé aveuglément par un patriotisme exacerbé, et son film bien plus malin que la plupart des films de propagande habituel va bousculer les idées reçues, et surtout va à l'encontre des opinions logiquement dirigées par le contexte guerrier des années 39-45. C'est ainsi que l'accueil critique du film est plutôt désastreux car à l'époque personne chez les alliés, et encore moins aux Etats-Unis n'accepte de voir un nazi, ou du moins un allemand être plus ou moins montré comme supérieur aux autres passagers américains. Des attaques compréhensibles en 1944, mais le réalisateur va revenir sur ces critiques dans l'ouvrage de Patrick Brion, après interrogation de Peter Bogdanovitch : "Avec ce film, je voulais prouver que la plupart des films sont tournés en gros plan. Ce fut vraiment un film sans décors. Je l'ai fait par défi. Vu le sujet, les gens ont poussé des hauts cris, car je semblais avoir montré un nazi plus fort que les autres. J'avais deux raisons pour cela. Premièrement, en tant que commandant de sous-marin, le nazi était plus compétent en navigation que tous les autres. Deuxièmement, les nazis semblaient effectivement l'emporter à l'époque. Quant aux autres, ils symbolisaient les démocraties qui ne s'étaient pas encore alliées, n'avaient pas encore uni leurs forces. Même John Hodiak, qui jouait le communiste, était indécis. Il a fallu que tous s'unissent contre ce type pour s'en débarrasser. Savez-vous Tallulah Bankhead détestait Walter Slezak ? Elle a vraiment été dure avec lui. Elle s'asseyait en face de lui dans le canot de sauvetage et lui lançait : "Espèce de sale nazi !" Pauvre gars... Il n'était vraiment pas nazi vous savez."
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À y regarder de plus près, le scénario est implacable car l'allemand Willy/Slezak paraît effectivement le plus à même d'avoir les capacités et connaissances pour ramener le groupe sain et sauf, tandis qu'il prend les commandes d'après les préceptes démocratiques symbole ultime de l'Amérique comme on le sait tous ; ainsi un membre rappelle qu'on ne peut assassiner de sang froid même si c'est un ennemi, et qu'il faut voter pour prendre une décision et notamment choisir un commandant le temps du voyage. Le scénario tel qu'il est écrit peut faire penser que l'allemand est positionné en personnage principal, rusé et compétent, mais c'est y regarder de façon primaire et simpliste Hitchcock est bien plus subtil que ça ! Le scénario soulève surtout des questions éthiques et complexes dont la plus évidente est : les préceptes démocratiques doivent-ils toujours être la priorité en tant de guerre ?! On constate que le film offre deux thèses, soit l'allemand est coupable de duperie donc on ne peut jamais avoir confiance en un ennemi, soit l'allemand est avant tout un soldat en guerre en qui on peut voir un minimum de sens de l'honneur et du sacrifice. En cela le film s'avère non pas un film de guerre et/ou de propagande mais bien un thriller psychologique que le huis clos en plein océan transcende forcément. Mais le vrai génie de Hitchcock est de placer d'autres messages, ironiques le plus souvent, sur les rapports de classe et le plus marquant en faisant agir Joe/Lee, le naufragé afro-américain de façon parfois ambigu. Par exemple lorsqu'on lui propose de voter pour le choix du chef, ou bien quand il se tient à l'écart lors du lynchage. On notera que les censeurs, en plus du "nazi héroïque", a vu d'un mauvais oeil cette dénonciation qui ne dit pas son nom alors que l'Amérique est en pleine ségrégation ! L'ironie savante du réalisateur ne s'arrête pas là, comme en témoigne par exemple un canot allemand qui se fait canonner par des tirs alliés comme pour montrer que la violence est dans les deux camps. Les péripéties sont parfois sans surprises mais paraissent logiques comme la tempête, la soif et la faim. Bref des naufragés mais rarement les thématiques auront été aussi riches que complexes dans un contexte bien particulier. Le seul vrai problème réside dans cet allemand, en effet si il est de l'équipage du sous-marin qui a torpillé le navire comment est-il arrivé sur le canot ?! Une incohérence bien dommageable et qui empêche le film d'être bien mieux noté. Mais passé cette interrogation légitime des premières minutes, les enjeux suivants font qu'on ne s'ennuie jamais, que le suspense et la tension sont omniprésents avec quelques passages de violence sous émotion forte ou même choquante (morts surprises, lynchage...). Evidemment on est une fois de plus admiratif de la réalisation du maître, restant fidèle à son concept de base (la caméra ne quitte jamais le canot !), assument une tempête crédible en plan serré, et même, il en oublie pas son caméo habituel avec une trouvaille judicieuse (10 passager au départ, pas de Hitch, nous vous laissons trouver !). Un tournage qui n'a donc pas été de tout repos, sur lequel on va citer deux anecdotes plutôt piquantes ; l'acteur Hume Cronyn rapporte dans la revue Positif (cité par Patrick Brion) : "Le canot de sauvetage était monté sur un système de bascule, et la coordination des mouvements du bateau et de ceux de l'océan projeté sur l'écran de la transparence était techniquement complexe. A cause de ce mécanisme, le canot était situé à environ trois mètres du sol, et il fallait y accéder par une échelle. Tallulah Bankhead a créé un scandale parce qu'elle s'obstinait à ne pas porter de dessous." Où l'actrice Mary Anderson (l'infirmière sur l'embarcation) qui demanda au réalisateur : "Quel est mon meilleur profil ?" ce à quoi Hitchcock répondit une réplique devenue célèbre : "Mais ma chère, vous êtes assise dessus !" En conclusion Hitchcock signe un de ses meilleurs films, notamment et aussi parce qu'il est un des rares à être aussi direct dans son propos politique ce qui lui donne une place singulière dans la filmo du réalisateur. En prime, notons que le film a été nommé aux Oscars pour la photographie, la réalisation et le scénario mais comme trop souvent ils repartiront bredouille, mais une sort son épingle du jeu puisque la star Talleluah Bankhead remportera le New Yorke Film Critics Award de la meilleure actrice.
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