Soupçons (1941) de Alfred Hitchcock

par Selenie  -  27 Décembre 2021, 09:13  -  #Critiques de films

Après "Joies Matrimoniales" (1941) dont le titre ne reflète pas vraiment le sentiment de Alfred Hitchcock, ce dernier s'attaque à un livre dont la RKO a les droits depuis 1932 sans arriver à l'adapter tant il est sulfureux aux yeux de la censure. Le livre est "Before the Fact" (1932) de Francis Iles pseudonyme de Anthony Berkeley, roman qui mêle meurtre, suicide et adultère de quoi hérisser les poils de tous censeurs mais qui excite logiquement le réalisateur britannique. Ce projet est pour une fois idéal, la RKO désire le produire depuis des années, et Hitchcock considère le roman comme un chef d'oeuvre du genre. Après la déception de sa première comédie avec "Joies Matrimoniales", le cinéaste retrouve ses deux fidèles collaboratrices au scénario avec son épouse Alma Reville et Joan Harrison, cette dernière ayant déjà signée "La Taverne de la Jamaïque" (1939), "Rebecca" (1940) et "Correspondant 17" (1940). Le côté comédie de couple en filigrane est sans doute l'oeuvre du troisième scénariste, nouveau venu dans l'univers du cinéaste britannique, Samson Raphaelson scénariste fétiche d'un certain Ernst Lubitsch notamment sur des succès comme "Haute Pègre" (1932), "La Veuve Joyeuse" (1934) ou "Ange" (1937). À noter que ce projet a quelques similarités avec "Rebecca" (1940) sur la dimension thriller aux thématiques sujettes à la censure, ce qui a sans doute aussi pousser Hitchcock à refaire appel au compositeur Franz Waxman pour la musique...

Lina, jeune héritière, fait la rencontre de Johnnie dont la réputation de coureur de jupons et de joueurs invétérés le précède, genre vilain petit canard de la bonne société. Pourtant elle se laisse séduire et croit en lui. Mais bientôt elle doit s'avouer que son époux est un menteur au point qu'elle commence à le soupçonner qu'il veut la tuer... Johnnie est joué par Cary Grant, star depuis peu avec des films comme "L'Impossible Monsieur Bébé" (1938) de Howard Hawks ou "Indiscrétions" (1940) de George Cukor, et qui retrouvera Hitchcock pour trois chefs d'oeuvre "Les Enchaînés" (1946), "La Main au Collet" (1955) et "La Mort aux Trousses" (1959). Son épouse Lina est incarnée par Joan Fontaine qui a connu quelques jolis succès jusqu'à "Femmes" (1939) de George Cukor mais qui est surtout devenue une star grâce justement à "Rebecca" (1940) après lequel elle retrouve Hitchcock. Mais elle comme Hitchcock retrouvent aussi plusieurs partenaires après ce film, comme Nigel Bruce, Leo G. Carroll, Leonard Carey, Edward Fielding, Lumsden Hare, tous ces acteurs retrouvent et/ou retrouveront Hitchcock à l'instar d'autres acteurs comme Dame May Whitty héroïne de "Une Femme Disparaît" (1938), Isabel Jeans de retour des années après dans le giron du Maître après "Downhill" (1927) et "Le Passé ne Meurt pas" (1928), Gavin Gordon qui sera aussi dans "Les Enchaînés", Gertrude Hoffman qui était dans "Correspondant 17" ou Heather Angel qui sera dans "Lifeboat" (1944). Notons que plusieurs d'entre eux se retrouveront aussi sur deux autres films hors Hitchcock, ainsi Reginald Sheffield retrouvera sur "Prisonniers du Passé" (1942) Edward Fielding, Aubrey Mather et Lumsden Hare, ces deux derniers se retrouveront quant à eux dans "La Dynastie des Forsyte" (1949) de Compton Bennett avec Leonard Carey. Pour finir, citons Sir Cedric Hardwicke, grand acteur shakespearien qui sera aussi très présent au cinéma notamment dans les grands drames historiques de "Marie Tudor" (1936) et "Les Mines du Roi Salomon" (1937) tous deux de Robert Stevenson à "Les Dix Commandements" (1956) de Cecil B. De Mille en passant par "Salomé" (1953) de William Dieterle... Pour commencer, expliquons le titre originel  qui est en V.O. "Before the Fact", mais lors de tests il s'avère que le public ne comprend pas la référence juridique ("complice par instigation") puisque Lina dans le roman se suicide par amour, et donc est complice de son propre meurtre prémédité par son époux. C'est ensuite qu'il a fallu chercher un autre titre plus "banal et bon marché" dixit Hitchcock ; ce sera donc "Suspicion". Autre petite différence, Lina est surnommée Monkey Face en V.O. puis Ouistiti en V.F., ce qui est un peu imprécis puisque le terme anglais signifie "petite coquine" ou "petite espiègle" ; avouons-le, Ouistiti n'est pas si dénué de sens.

 Malgré une production hollywoodienne l'histoire reste très britannique, c'est pour cette raison que Hitchcock choisit des acteurs majoritairement britannique, notamment en choisissant Joan Fontaine plutôt que la française Michèle Morgan, tandis que pour accentuer l'empathie il choisit Cary Grant qui est alors vu comme un acteur de comédie. Ce dernier choix est d'autant plus judicieux que Hitchcock veut qu'il soit coupable ! Malheureusement, les producteurs de la RKO refusent partant du principe qu' acteur aussi populaire ne serait pas accepté par le public comme étant un meurtrier. Mais c'est finalement mal connaître Hitchcock qui n'est jamais aussi fort que quand il faut contourner les règles ou la censure. Ainsi la grande réussite du film réside dans le fait que tout le film est construit comme si le doute de Lina était tangible et malgré un happy end on a pourtant la douloureuse sensation que Lina se fait une fois de plus berner ! Cette sensation est pourtant assez désagréable car Cary Grant est clairement coupable dans son jeu et Hitchcock fait tout pour qu'on le croit, mais officiellement son personnage est innocent... Ou pas ?! Il est certain que bon nombre de spectateurs ne ressentent pas la même chose sur la culpabilité ou non de Johnnie. Hitchcock lui-même dira tout et son contraire, finalement le fait que le Code Hays censure et interdit le suicide comme le meurtre impuni ouvre une autre opportunité et Hitchcock s'y engouffre avec vice et délice. On peut aussi y voir que le réalisateur interroge le spectateur sur la fragilité des soupçons et des interprétations de ce qu'on peut voir comme des indices par exemple sur les coïncidences qui n'en sont peut être pas (voir sur ce point le livre "Hitchcock, biographie, filmographie illustrée, analyse critique" p. 451 de Patrick Brion). Le réalisateur abordera ce genre de questionnement sur beaucoup d'autres films comme dans "Le Faux Coupables" (1956) ou "Frenzy" (1972). L'autre bon point du film est le mélange des genres, mais cette fois dans une symphonie royale, entre une Lina/Fontaine qui joue avec nuance une nouvelle Rebecca face à un Johnnie/Grant qui passe en revue le panel du playboy entre cynisme, humour, ironie, charme, mystère et fantaisie. L'homme est ainsi tout et son contraire ce qui pousse au doute et/ou à l'espoir. Ce jeu entre culpabilité et innocence est subrepticement mis en valeur en jouant sur le même ton entre ombre et lumière. En effet, quand Johnnie semble coupable il y a un voile qui s'impose, et quand une lueur d'espoir ou un signe d'innocence arrive la lumière surgit, littéralement et/ou avec en plus une musique adéquate comme la valse quand arrive l'ami que Lina croyait mort. L'actrice Joan Fontaine sera d'ailleurs récompensée, après une nomination déçue pour "Rebecca" elle obtient enfin l'Oscar de la meilleure actrice pour sa performance dans "Soupçons", un des rares Oscars dans la filmo Hitchcockienne. Avec ce film Alfred Hitchcock frôle la perfection, un thriller malin à tous les niveaux même si on aurait aimé sans doute un doute plus appuyé sur la culpabilité mais cela reste très subjectif. Un grand film. 

 

Note :            

 

17/20
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I
Ce bijou passe ce soir sur Arte ! ;)
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