Rebecca (1940) de Alfred Hitchcock

par Selenie  -  6 Décembre 2021, 09:50  -  #Critiques de films

Après "La Taverne de la Jamaïque" (1939) Alfred Hitchcock part enfin pour Hollywood après plusieurs années à faire monter les enchères entre les différents studios qui espèrent l'engager. Mais dès 1938 le réalisateur britannique avait déclarer : "Si je vais à Hollywood, ce sera uniquement pour travailler avec Selznick." Parfait, car c'est bien David O. Selznick, un des nababs de Hollywood, qui le prend sous contrat. Au départ le premier film américain de Hitchcock devait être une adaptation sur l'histoire du Titanic, mais malgré des mois de recherches le projet est annulé, Selznick achète les droits du roman "Rebecca" (1936) de Daphné du Maurier parce que d'après lui le personnage de Madame de Winter "donne probablement l'exemple du sentiment que la plupart des jeunes femmes ont d'elles-mêmes." ! Et ça tombe bien, le réalisateur adore la romancière, le son dernier film britannique était déjà une adaptation de du Maurier, et il la retrouvera même encore une fois pour "Les Oiseaux" (1963). Première production américaine pour Hitchcock mais, ironie du sort, avec une histoire toute britannique. Au scénario Hitchcock impose sa fidèle collaboratrice Joan Harrison qui a débuté au scénario avec "La Taverne de la Jamaïque", elle co-signe l'histoire avec Robert E. Sherwood futur oscarisé pour le scénario de "Les Plus Belles Années de notre Vie" (1946) de William Wyler, Philip MacDonald qui a écrit "La Fiancée de Frankenstein" (1935) de James Whale et "L'Etrange Rêve" (1939) de Charles Vidor, puis Michael Hogan à qui on doit les scénarios de "Les Mines du Roi Salomon" (1937) de Robert Stevenson et "L'Amazone aux Yeux Verts" (1944) de Edwin L. Marin. Mais il va y avoir un soucis de taille, Selznick est un producteur mégalo qui veut tout savoir et tout dirigé et ce même si il est accaparé par la superproduction historique de "Autant en Emporte le Vent" (1939) de Victor Fleming. Selznick veut une adaptation fidèle du roman alors que pour Hitchcock une oeuvre littéraire peut être remaniée, surtout en y instillant l'humour si singulier dont il a pris l'habitude d'ajouter à ses films. Le producteur précisera sans détour : "Nous avons acheté REBECCA et nous avons l'intention de tourner REBECCA !" L'association des deux hommes va donc être tendu. Selznick rétablit des dialogues, peaufine la psychologie des personnages alors que Hitchcock va surtout se focaliser sur l'aspect visuel. Néanmoins, le film sera un succès et obtiendra 2 Oscars sur 9 nominations, meilleure photographie et surtout meilleur film, le premier et unique statuette pour un film de Hitchcock mais qui est décerné (aux Etats-Unis) au producteur, David O. Selznick sort grand vainqueur, mais cela place aussi Hitchcock (battu pour le meilleur réalisateur par John Ford pour "Les Raisons de la Colère") en position idéale pour son premier film "hollywoodien". Précisons qu'avec 2H10 ce film est alors le plus long des films de Hitchcock... À Monte-Carlo, le richissime veuf Maxim de Winter rencontre une jeune domestique et bientôt ils tombent amoureux. Ils se marient et font donc retour au domaine Winter, le manoir de Manderley. Mais très vite la nouvelle Madame de Winter est confrontée à la gouvernante, Miss Danvers, qui ne semble pas du tout l'apprécier. Madame de Winters fait tout son possible pour se faire accepter mais comprend bientôt que le souvenir de la défunte, morte dans un étrange accident l'année précédente, hante les murs de la demeure et que Miss Danvers ne semble pas accepter les choses...

Le producteur et le réalisateur devront se faire face aussi pour le casting. Si ils sont d'accord pour Monsieur de Winter ce n'est pas le cas pour Madame, Selznick impose Joan Fontaine dont il aime la photogénie ; c'est Alma Reville, épouse et collaboratrice de Hitchcock, qui enfonce le clou sur les "manières de sainte-nitouche minaudière" et la "voix extrêmement irritante" de la jeune actrice. Mais par contre le réalisateur impose de son côté l'excellent George Sanders dont le flegme british à la sauce cynique offre la dimension à l'humour noir qu'apprécie tant le cinéaste britannique. Ainsi, Monsieur de Winter est incarné par la star shakespearienne Laurence Olivier vu dans "Les Hauts de Hurlevent" (1939) de Wiliam Wyler et "Orgueil et Préjugés" (1940) de Robert Z. Leonard, acteur qui a voulu imposer son épouse dans le rôle de Madame, une certaine Vivien Leigh star justement de "Autant en Emporte le Vent", mais Hitchcock refusa argumentant qu'il fallait une américaine pour accentuer le déracinement du personnage, comme quoi... Donc Madame de Winter est incarnée par Joan Fontaine, qui n'est pas encore une vraie star comparée à sa soeur Olivia de Havilland (qui, ironie du sort, joue dans "Autant en Emporte le Vent" !) mais le deviendra après ce film notamment avec des chefs d'oeuvre comme "Lettre d'une Inconnue" (1948) de Max Ophüls ou "Othello" (1952)  de et avec Orson Welles. La gouvernante, pierre angulaire de l'intrigue, est incarnée par Judith Anderson, grande actrice du théâtre qui a d'ailleurs joué auprès de Laurence Olivier notamment dans la pièce "Macbeth" (1937) à Londres, mais qui va devenir une icône de la marâtre après ce rôle dans "Rebecca", et qu'on reverra dans des rôles mythiques comme dans "Laura" (1944) de Otto Preminger, "Les Furies" (1950) de Anthony Mann ou encore "Salomé" (1953) de William Dieterle, sans compter que Walt Disney s'inpirera d'elle pour la marâtre dans le film d'animation "Cendrillon" (1950). Un cousin de la défunte est interprété avec malice par l'inénarrable George Sanders, qui retrouvera Hitchcock aussitôt après pour "Correspondant 17" (1940) et qui retrouvera Joan Fontaine dans "Ivanhoé" (1952) de Richard Thorpe, cette dernière retrouvera aussi Hitchcock dans "Soupçons" (1941) à l'instar de plusieurs autres partenaires que sont Nigel Bruce, Leo G. Carroll, Leonard Carey, Lumsden Hare et Edward Fielding qui joueront tous plusieurs fois pour le réalisateur. Parmi les autres seconds rôles citons Gladys Cooper qui retrouvera Laurence Olivier dans "Lady Hamilton" (1941) de Alexander Korda, Florence Bates qui retrouvera C. Aubrey Smith dans "La Folle Ingénue" (1946) de Vincente Minnelli ainsi que Judith Anderson dans "Le Journal d'une Femme de Chambre" (1946) de Jean Renoir, puis Melville Cooper connu pour avoir incarné le shérif de Buckingham dans "Les Aventures de Robin des Bois" (1938) de Michael Curtiz, et Reginald Denny vu entre autre dans "La Patrouille Perdue" (1934) de John Ford et "Anna Karénine" (1935) de Clarence Brown avec Greta Garbo, dont une autre version (1948) de Julien Duvivier sera avec Vivien Leigh... Le tournage débute sous de mauvais hospices, soit juste après la déclaration de guerre du 3 septembre 1939, l'ambiance est donc particulièrement funeste comme le dira Laurence Olivier plus tard : "Nous sentions bien que tout était gâché, nos carrières, nos vies, nos espoirs." Puis arrive une grève des techniciens, la star féminine qui tombe malade et, surtout, Hitchcock doit s'habituer à un nouveau mode de fonctionnement où les producteurs hollywoodiens sont rois.

Mais le réalisateur a assez de génie pour contourner les aléas. D'abord il exploite le fait que Joan Fontaine soit arrivée tard sur le tournage, peu à l'aise il décide justement de filmer en premier lieu l'arrivée de Madame de Winter au manoir de Manderley afin d'accentuer le malaise. Il décide aussi de placer le manoir de Manderley comme protagoniste principal, un personnage à part entière qui doit personnifier Rebecca, le côté funeste, fantomatique, est ainsi mis en avant sur tous les plans possibles. D'ailleurs, le manoir fait tant d'effet que Orson Welles s'en inspire aussitôt pour son Xanadu dans son chef d'oeuvre "Citizen Kane" (1941). On reste estomaqué par la visite guidée du manoir quasiment imposée par Miss Danvers à la nouvelle Madame de Winter ; au fur et à mesure de la visite on comprend l'emprise de Miss Danvers, mais surtout Hitchcock y instille la possibilité pernicieuse d'une liaison lesbienne entre la gouvernante et Rebecca de Winter, d'abord avec des caresses équivoques de Miss Danvers sur les toilettes de Rebecca, puis par une phrase de Maxim de Winter qui dit avoir découvert "la vraie nature" de sa première épouse. Mais malgré les idées géniales du réalisateur, le producteur Selznick est omniprésent, et par peur de perdre la main le réalisateur décide de mettre en pratique le système du tourné-monté pour ne laisser ni le temps ni les moyens au producteur de modifier la construction narrative de son film - rappelons en effet qu'à Hollywood, les producteurs peuvent monter, remonter, couper et découper un film comme bon leur semble. Les acteurs sont tous parfaits, Judith Anderson offre une performance mythique, Joan Fontaine est incandescente, Olivier toute en ambiguité tandis que George Sanders est aussi vil que malicieux comme on l'aime. Mais malheureusement pour Hitchcock, après une séance publique de test, Selznick fait retourner quelques séquences et assume le travail autour de la musique signée de Franz Waxman. Mais force est de constater que la lutte intestine entre les deux génies chacun dans leur domaine à donner un chef d'oeuvre gothique   de toute beauté, à la fois vénéneux, funèbres et mélancoliques. D'ailleurs qu'il le veuille ou non (Hitchcock dira que ce n'est pas "un film d'Hitchcock") ce film marque pourtant un tournant vers une ligne directrice qu'il explorera à de nombreuses reprises, souvent pour ses meilleurs films, à savoir ces romances morbides comme dans "Les Amants du Capricornes" (1949) mais surtout "Sueurs Froides" (1958) et "Psychose" (1960). Un grand film qui ouvre grand la porte hollywoodienne pour le réalisateur briatnnique, un grand film qui a eu droit à un remake bien fade avec "Rebecca" (2020) de ben Wheatley... 

 

Note :            

 

18/20
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
I
Un film que j'ai bien aimé non seulement pour la prestation de ses acteurs, mais également pour la superbe photographie de George Barnes (plus de 140 films dans toute sa carrière dont des chefs-d'oeuvres !) . D'ailleurs, je trouve que les films en N&B possèdent une esthétique particulière où notre regard englobe d'abord la scène et où il finit toujours par s'accrocher à un détail subtil !
Répondre
S
Je suis tout à fait d'accord avec toi, on apprécie plus le travail sur les nuances aussi, et effectivement on s'attache plus au détail moins "aveuglé" par d'éventuels couleurs chatoyantes :)