Hôtel du Nord (1938) de Marcel Carné

par Selenie  -  18 Septembre 2023, 08:23  -  #Critiques de films

Après ses films "Jenny" (1936), "Drôle de Drame" (1937) et "Quai des Brumes" (1938) le réalisateur Marcel Carné s'est imposé comme un cinéaste majeur, le succès important de son dernier film lui permet de se remettre aussitôt au travail avec la plupart de son équipe et surtout avec le scénariste-dialoguiste Henri Jeanson avec qui il a signé "Quai des Brumes" et qui est alors l'auteur le plus demandé grâce aux succès successifs de "Pépé le Moko" (1937) de Julien Duvivier et "Entrée des Artistes" (1938) de Marc Allégret. Ils décident d'adapter le roman "L'Hôtel du Nord" (1929) de Eugène Labit ; ce dernier a vécu dans cet hôtel qui a été tenu par ses parents, mais malheureusement il est mort deux ans avant la sortie du film. Si Jeanson écrit les dialogues, il co-écrit le scénario avec Jean Aurenche, qui deviendra un des plus grands scénaristes français grâce entre autre à ses collaborations avec Claude Autant-Lara dont "L'Auberge Rouge" (1951) ou "La Traversée de Paris" (1956), puis plus tard avec Bertrand Tavernier et ses deux Césars pour "Que la Fête commence" (1975) et "Le Juge et l'Assassin" (1976). Alors que la vie quotidienne est toujours aussi mouvementée à l'Hôtel du Nord grâce à sa clientèle bigarrée. Un soir, un jeune couple prend une chambre pour se suicider en amoureux mais ça ne se passe pas comme prévu. La jeune femme se retrouve serveuse dans l'hôtel, accueillie à bras ouvert. Son arrivée trouble Edmond, un homme rustre protecteur de Raymonde...  

Au casting, on retrouve de nombreux acteurs fidèles à Carné, mais aussi un duo de stars alors au sommet de leur gloire et en tête d'affiche. Ainsi e couple d'amoureux suicidaire est incarné par Annabella vue dans "Napoléon" (1927) de Abel Gance, "Le Million" (1931) de René Clair et surtout "La Bandera" (1935) de Julien Duvivier, puis Jean-Pierre Aumont qui retrouve Carné après "Drôle de Drame" (1937) comme une grande partie de ses partenaires dont surtout Louis Jouvet inénarrable docteur dans sa version personnel "Knock" (1933) et dans son remake éponyme (1951) de Guy Lefranc, il est donc le souteneur de Raymonde incarnée par Arletty vue auparavant dans "Un Chien qui Rapporte" (1931) de Jean Choux, "Pension Mimosas" (1934) de Jacques Feyder ou "La Chaleur de Sein" (1938) de Jean Boyer. Citons ensuite les patrons de l'hôtel, André Brunot vu entre autre dans "Le Rouge et le Noir" (1954) de Claude Autant-Lara ou "Le Déjeuner sur l'Herbe" (1959) de Jean Renoir, et Jane Marken vue dans "L'Eternel Retour" (1943) de Jean Delannoy ou "Et Dieu... créa la Femme" (1956) de Roger Vadim. Citons d'autres résidents de l'hôtel avec Paulette Dubost qui a débuté dans "Nana" (1926) de Jean Renoir qu'elle retrouvera dans "La Règle du Jeu" (1939), Bernard Blier futur géant de "Les Tontons Flingueurs" (1963) de Georges Lautner ou de "Série Noire" (1979) de Alain Corneau, François Périer qui a débuté juste avant dans "La Chaleur du Sein" et qui deviendra un des grands acteurs d'après-guerre avec notamment "Les Nuits de Cabiria" (1957) de Federico Fellini, "Le Samouraï" (1967) de Jean-Pierre Melville ou "L'Attentat" (1972) de Yves Boisset, puis Raymone, actrice qui fut la muse du poète Blaise Cendras et membre de la troupe de Louis Jouvet. On pourrait aussi citer la multitude de troisièmes et quatrièmes rôles tenus pas des seconds couteaux omniprésents dans les films des années 30-40 comme Marcel André, Génia Vaury, Andrex, René Bergeron, Jacques Louvigny, Marcel Melrac ou Albert Malbert. Et enfin, n'oublions pas la débutante Dora Doll future vedette avec des films comme "Quai des Orfèvres" (1947) de Henri-Georges Clouzot, "Le Bal des Maudits" (1958) de Edward Dmytryk ou "Mélodie en Sous-Sol" (1963) de Henri Verneuil... Outre son dialoguiste et plusieurs acteurs, le réalisateur retrouve aussi une grande partie de son équipe technique dont le compositeur Maurice Jaubert et son chef décorateur Alexandre Trauner qui débuta sur "L'Âge d'Or" (1930) de Luis Bunuel, qui travaillera sur la plupart des films de Carné jusque dans les années 50 avant de devenir un fidèle du cinéaste américain Billy Wilder... Un chef décorateur qui est ici essentiel puisqu'il lui a fallu reconstituer le quai de Jemmapes, le canal Saint-Martin et l'Hôtel du Nord dans les studios de Billancourt. Dès les premières minutes Marcel Carné impose son style très "réaliste poétique" dont il restera la maître devant les quelques films du genre de Duvivier, Allégret ou Grémillon. Mais on remarque aussi que le trio Carné-Jeanson-Aurenche ont pris énormément de libertés avec le roman originel.

Par exemple ils ont mélangé et/ou mixé les personnages et leurs caractères, et surtout ils ont atténué un peu la noirceur du livre et surtout ils ont un peu arasé les tragédies que subissent les femmes, ou plutôt ils suggèrent plutôt que le montrer frontalement ; par exemple dans le film rappelons que Renée tombe dans la prostitution, que la servante de l'hôtel est violée, que les hommes sont plus violents en général. Sans compter les inventions inexistantes dans le roman comme le suicide, jusqu'une grande partie des dialogues qui sont justement essentiels dans le film. Evidemment, quand on parle dialogue on pense forcément à la mythique tirade de Raymonde alias Arletty : "Atmosphère ! Atmosphère ! Est-ce que j'ai une gueule d'atmosphère ?" qui est désormais entrée dans la panthéon du cinéma français. Mais si Marcel Achard dira : "Le dialogue de Jeanson est foudroyant. C'est le meilleur de tous ceux qu'il a faits jusqu'à ce jour, et c'est le plus varié, le plus simple, le plus aéré, le plus brillant de tous les dialogues de cinéma." il faut aussi rappeler que les acteurs ne sont pas pour rien dans la mise en valeur de l'écriture, à l'instar plus tard de Bernard Blier, Lino Ventura ou Jean Gabin avec Marcel Audiard, Louis Jouvet et son flegme inquiétant et faussement détaché et sur la gouaille de Arletty transcende les répliques. Carné lui-même écrira dans son livre de souvenirs "La Vie à Belles Dents" (1975) : "Il faut dire qu'Arletty était l'âme du film. Non seulement elle transcendait certaines répliques, certains mots d'auteur que je n'aimais guère à cause de leur pittoresque outré, comme la fameuse "Atmosphère" à laquelle son talent, sa magie d'artiste, firent le succès que l'on sait." Derrière ces mots d'auteur il y a pourtant tout un monde, toute une France d'alors qui est dépeinte avec ses ouvriers, ses gens d'en-bas, tout une société réunie dans un hôtel façon microcosme où les femmes tentent d'exister et de croire au bonheur. Il est amusant de voir que les deux stars du film en tête d'affiche se font voler littéralement la vedette par l'autre couple Jouvet/Arletty, ces derniers merveilleusement servis par les meilleurs dialogues du film. Et il est vrai que si le film prend des libertés avec le roman il garde le plus important, il garde l'essence de l'oeuvre originelle et offre l'"atmosphère" poétique et crédible nécessaire pour que la magie opère. On laissera le dernier mot à Arletty qui dira du film : "Rien n'est démodé dans ce film. Pas une phrase. Pas un mot. Ce n'est pas de l'argot - l'argot se démode - ce sont des images. Il n'y a rien à retirer, rien à y remettre. C'est un morceau "fait", une partition."

 

Note :

 

19/20
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