Ouistreham (2022) de Emmanuel Carrière
Voilà un projet qu'on doit à la star Juliette Binoche qui désirait porter à l'écran le livre "Quai de Ouistreham" (2010) de Florence Aubenas depuis plusieurs années, à tel point que l'actrice invitait régulièrement l'auteure à déjeuner pour la convaincre. Précisons que pour ce livre la journaliste Florence Aubenas s'est inscrite incognito à Pôle Emploi et qu'elle a "infiltré" les travailleurs précaires qui effectuent les ménages sur les ferry pour écrire son bouquin qui sera un succès à sa sortie avec plus de 120000 exemplaires vendus. Finalement, un jour Florence Aubenas accepte mais en soumettant un éventuel réalisateur, à savoir Emmanuel Carrière, écrivain dont certaines oeuvres ont été adaptées avec "La Classe de Neige" (1998) de Claude Miller, "L'Adversaire" (2002) de Nicole Garcia et "La Moustache" (2005) de Emmanuel Carrière lui-même premier long métrage en tant que réalisateur et qui a dû sans doute plaire ) Florence Aubenas pour le désigner comme l'homme de la situation. Carrière précise : "Juliette ne me connaissait pas, elle m'a appelé. Nous nous sommes rencontrés d'abord à trois, puis à deux quand Florence Aubenas nous a dit : "C'est votre affaire, je ne veux pas m'en mêler". Elle m'a pour ainsi dire adoubé, étrangement, alors que je ne suis pas principalement cinéaste. (...) J'ai aimé faire les deux films que j'ai réalisés, l'un documentaire (Retour à Kotelnitch), l'autre de fiction (La Moustache), et celui-là, c'est un drôle de mélange des deux : à partir d'un matériau documentaire, au lieu de se superposer au reportage, il y a un éloignement, une façon de se déporter vers la fiction. Le film contient un enjeu fictionnel qui n'est pas du tout dans le livre." Emmanuel Carrière assume donc les casquettes de réalisateur-scénariste en collaboration avec Hélène Devynck, ex-compagne depuis 2020 et collaboratrice régulière aperçue dans quelques caméos dans des films et entre autre en amie du casino dans "La Moustache"...
Marianne Winckler, écrivaine reconnue décide de postuler incognito pour un poste de femme de ménage sur les ferries afin d'écrire son prochain livre sur les travailleurs précaires. Issue de son milieu bobo intellectuel elle va alors se confronter à la détresse économique, mais aussi à la solidarité des petits travailleurs... Dès le départ il est établi que le casting doit essentiellement être composé d'acteurs non-professionnels à l'exception évidemment du rôle principal, à l'instar par exemple d'un Vincent Lindon dans "La Loi du Marché" (2015) et "En Guerre" (2018) tous deux de Stephane Brizé, Lindon d'ailleurs qui jouait le rôle principal dans "La Moustache". Ainsi la journaliste infiltrée est incarnée par Juliette Binoche vue dernièrement dans la comédie "La Bonne Epouse" (2020) de Martin Provost, et qui retrouve une autre facette du journalisme après "Elles" (2012) de Malgorzata Szumowska et "L'Epreuve" (2013) de Erik Poppe. Citons tout de même quelques "amatrices" dont quelques réelles femmes de ménage avec Hélène Lambert, Léa Carne, Emily Madeleine, Patricia Prieur, Evelyne Porée... Néanmoins citons deux autres acteurs pros dans de petits rôles avec Charline Bourgeois-Tacquet qui vient de réaliser son premier long métrage avec "Les Amours d'Anaïs" (2021), et Louis-Do de Lencquesaing qui retrouvent Juliette Binoche après "Elles", et vu récemment dans "Les Choses qu'on Dit, les Choses qu'on Fait" (2020) de Emmanuel Mouret et "Illusions Perdues" (2021) de Xavier Giannoli... Précisons un point qui reste important vu le sujet, les acteurs non-professionnels connaissent parfaitement le milieu des "précaires", par exemple Didier Pupin a été repéré dans un resto ouvrier, Patricia Prieur travaillait dans la restauration ouvrière, Léa Carne a été repérée dans un foyer d'urgence, Hélène Lambert a été repéré dans une société d'interim où elle venait remettre sa feuille d'heures... Cette dernière est la vraie révélation du film puisqu'elle est en quelque sorte le second rôle principal, Christèle avec qui la journaliste va devenir amie et qui va devenir malgré elle la ligne directrice de son livre. Il y a pourtant 2-3 questions légitimes qui interpellent. Par exemple, pourquoi choisir forcément un pseudonyme ?! Florence Aubenas est certe connue mais surtout dans un certain milieu et ce n'est tout de même pas la grande star archi connue et reconnue, et les homonymes n'ont rien d'extraordinaires. Mais surtout comment et pourquoi Chrystèle/Lambert ne réagit-elle pas alors qu'elle voit la carte d'identité de sa nouvelle amie ?! Et enfin, on peut aussi légitimement se demander si cette Chrystèle a vraiment exister car comment la comprendre et comprendre son comportement à la fin du film ?! Le mensonge reste professionnel, en quoi cela jouerait sur le lien d'amitié, et surtout après le livre comment ne pas comprendre la démarche, à contrario d'ailleurs des autres collègues précaires ?! Chrystèle est un personnage décevant car elle est une femme qui réagit comme une ado immature.
Mais l'immersion de cette journaliste est si réaliste, si directe qu'en tant que spectateur on est plongé aussi brusquement dans cette réalité qui semble étonner ou surprendre la journaliste par sa violence et sa détresse ; moins la plupart des spectateurs, comme votre serviteur dont la maman a été mère au foyer et qui est toujours femme de ménage à l'âge de la retraite. C'est le petit défaut du film, Florence Aubenas est une bobo intellectuelle certe qui ne manque pas de courage mais qui n'aborde jamais la question de sa position bourgeoise et de son propre rapport à cette caste des précaires. Ca manque d'introspection. Néanmoins le film est cohérent et reste focaliser sur sa thématique première, le travail des précaires et le système qui les entourent et qui les emprisonnent. Ainsi, on voit quelques migrants clandestins sans pour autant traiter leur cas, ce n'est pas le sujet du film, ni du livre. Si les non-professionnels composent un panel vraiment judicieux et adéquate, il semble que ces actrices débutantes aient particulièrement appréciés leur collaboration et l'aide de Juliette Binoche qui est une fois de plus épatante. La star joue le jeu à fond, sans une once d'artifice ni maquillage, 100% naturel comme elle l'a déjà fait par exemple sur "Les Amants du Pont-Neuf" (1991) de Leos Carax ou "Camille Claudel 1915" (2013) de Bruno Dumont. L'actrice est bluffante, touchante jusque dans l'émotion qu'elle ressent au contact de ses collègues, on sent que sa situation est presque intenable tant elle est émotionnellement touchée au coeur. Emmanuel Carrière précise : "Hélène improvise, et le faisait d'autant mieux qu'elle était poussée par Juliette Binoche qui était un tremplin perpétuel et qui a eu cette délicatesse de l'être pour tout le monde, avant de se servir elle-même. Juliette était un parfait caméléon, provoquait, lançait des balles à Hélènes, la relançait. Il y avait une vraie joie à jouer ensemble. D'une autre façon, les journées avec Cédric, seul homme de la distribution, était des journées faciles. Il y avait une espèce de séduction très charmante entre eux. (...) Je dirais honnêtement que Juliette Binoche a dirigé les acteurs au moins autant que moi, pas du tout en leur donnant des instructions, mais dans sa façon de jouer avec eux." Emmanuel Carrière signe un docu-fiction hyper-réaliste qui force l'admiration, et qui rejoint tout le respect dû à ces femmes (et quelques hommes) qui sont, il est vrai, invisibles. Rien dans ce film ne paraît superflus ou gratuits, tout sonne juste, vrai, authentique même si on reste perplexe sur 2-3 réactions, mais finalement cela arrive aussi dans la vraie vie, non ?!
Note :