Le Guépard (1963) de Luchino Visconti
Issu de la dynastie des Visconti ayant régné des siècles sur Milan, le réalisateur italien Luchino Visconti est aussi devenu depuis son premier long métrage "Les Amants Diaboliques" (1943) l'un des plus grands cinéastes de sa génération, voir de l'Histoire du cinéma. Sympathisant communiste, le descendant d'une des plus fameuses familles aristocrates italiennes est profondément ému lors de la lecture du roman "Il Gattopardo" (1959) de Giuseppe Tomasi Di Lampedusa, lui-même issu de la noblesse sicilienne. Une histoire sur fond d'unité italienne à l'époque de Garibaldi (Tout savoir ICI !), sujet qu'il avait déjà abordé dans "Senso" (1954). Il décide donc d'adapter le roman avec plusieurs scénaristes dont Suso Cecchi D'Amico sa fidèle collaboratrice qui signe là son 5ème scénario sur les 11 films qu'ils tourneront ensemble sans compter le film collectif "Nous les Femmes" (1953) et quelques autres chefs d'oeuvres comme "Le Voleur de Bicyclette" (1948) de Vittorio De Sica, "Le Pigeon" (1958) de Mario Monicelli ou "Eté Violent" (1959) de Valerio Zurlini, elle retrouve aussi Enrico Medioli fidèle de Visconti depuis "Rocco et ses Frères" (1960) 1er de leur cinq films ensemble, et qui participera aussi à la fresque "Il était une Fois dans l'Ouest" (1968) de Sergio Leone, puis Massimo Franciosa qui retrouve une partie de l'équipe après "Rocco et ses Frères" (1960), puis après "Les Amoureux" (1955) de Mauro Bolognini il retrouve aussi son confrère Pasquale Festa Campanile avec qui il signera son film "Amour sans Lendemain" (1963). Le choix de ce projet va être un tournant pour Visconti, en effet les militants communistes ne comprennent pas ce choix qui est pour eux antinomiques pour un cinéaste qui jusqu'ici avait des thématiques souvent politico-social. Le cinéaste devra s'expliquer, mais cela n'empêchera pas le réalisateur sera moins politique dans ses prochains films qui seront plus teintés d'une certaine nostalgie. Néanmoins, le film est un énorme succès public et critique avec près de 13 millions d'entrées en Italie, plus de 3,6 millions d'entrées France et en prime la Palme d'Or au Festival de Cannes 1963 et le David Di Donatello du meilleur film. Attention, précisons que le film existe en plusieurs versions, américaine avec 161 minutes, européenne avec 171 minutes, italienne et ses 185 minutes qui est la plus connue et celle vue par votre serviteur, puis la version présentée à Cannes avec ses 195 minutes... 1860, la Sicile est en proie à une invasion, conséquence de troubles politiques sévères entre les différents états italiens. Garibaldi et ses Chemises Rouges envahissent l'île. Alors que son neveu Tancrède prend fait et cause pour le parti de Garibaldi, le prince Salina observe de loin les événements, dépassé par une époque qui veut aller trop vite. Mais la politique est mouvante et les mésalliance politique font que Tancrède change son fusil d'épaule tandis qu'il tombe amoureux de la fille du maire, représentant la classe montante et donc une nouvelle évolution de la société...
Pour le prince Salina, le réalisateur voulait au départ l'acteur Laurence Olivier, mais malgré de premières réticences au choix de la star américaine Burt Lancaster il finit par se laisser convaincre, d'abord parce que physiquement il était l'incarnation dont rêvait le cinéaste, ensuite une telle star facilitait le financement. L'entente fut idéale quand Visconti constata que la star hollywoodienne aimait l'Europe et surtout l'Italie et qu'il parait d'ailleurs assez bien la langue après avoir séjourné en Italie lors de la Seconde Guerre Mondiale. Ainsi le Prince Salina est incarné par Burt Lancaster star depuis "Les Tueurs" (1946) de Robert Siodmak et "Tant qu'il y aura des Hommes" (1953) de Fred Zinnemann, et retrouvera dans "Scorpio" (1973) de Michael Winner son partenaire Alain Delon alias Tancrède star depuis "Plein Soleil" (1960) de René Clément, et les deux hommes retrouvent et retrouveront la sublime Claudia Cardinale dans "Les Professionnels" (1966) de Richard Brooks et "Violence et Passion" (1974) de Visconti pour Burt Lancaster, dans "Rocco et ses Frères" (1960) de Visconti et "Les Centurions" (1966) de Mark Robson pour Alain Delon tandis qu'elle retrouvera Visconti dans "Sandra" (1965). Citons ensuite Paolo Stoppa qui était également dans "Rocco et ses Frères" (1960) et retrouvera encore Claudia Cardinale dans "Il était une Fois dans l'Ouest" (1968) de Sergio Leone, puis il retrouve après "La Maison du Silence" (1953) de G.W. Pabst un certain Mario Girotti qui sera connu plus tard sous le nom de Terence Hill avec ses débuts dans le western spaghetti avec "T'as le Bonjour de Trinita" (1967) de Ferdinando Baldi, à l'instar de Giuliano Gemma future star du spaghetti avec "Le Dollar Troué" (1965) de Giorgio Ferroni ou "Le Dernier Jour de la Colère" (1967) de Tonino Valerii, et les deux futurs pistoleros se retrouvent cette même année dans "Le Jour le plus Court" (1963) de Giorgio Ferroni dans lequel jouent aussi Rina Morelli qui retrouve Claudia Cardinale après "Le Bel Antonio" (1960) de Mauro Bolognini ainsi que Visconti après "Senso" (1954) et plus tard "L'Innocent" (1976), puis Romolo Valli qui retrouve aussi la Cardinale après "Le Mauvais Chemin" (1961) de Mauro Bolognini, "La Fille à la Valise" (1961) de Valerio Zurlini, et plus tard "Violence et Passion" (1974), retrouvant encore Visconti après "Mort à Venise" (1971) ou Lancaster dans "1900" (1975) de Bernardo Bertolucci. Citons encore Pierre Clementi qui jouera dans "Belle de Jour" (1966) de Luis Bunuel, "Porcherie" (1969) de Pier Paolo Pasolini ou "Canicule" (1983) de Yves Boisset, Lucilla Morlacchi aperçue dans "Les Frères Corses" (1961) de Anton Giulio Majano ou "Une Garce inconsciente" (1964) de Gianni Vernuccio, Ida Galli remarquée dans "La Dolce Vita" (1960) de Federico Fellini et qui retrouve Guiliano Gemma entre "Messaline" (1960) de Vittorio Cottafavi et "Le Dollar Troué" (1965), Ottavia Piccolo qui retrouvera Alain Delon plus tard dans "La Veuve Couderc" (1971) de Pierre Granier-Deferre et "Zorro" (1975) de Duccio Tessari, Serge Reggiani star depuis "Casque d'Or" (1952) de Jacques Becker et qui retrouve l'époque du film "Les Chemises Rouges" (1951) de Goffredo Alessandrini, puis enfin Anna Maria Bottini apparue dans "Cet Amour Eternel" (1949) de Mario Segui ou "La Loi" (1959) de Jules Dassin qui retrouve après "Femmes Damnées" (1953) de Giuseppe Amato sa camarade Lola Braccini vue dans "Manon Lescaut" (1940) de Carmine Gallone ou "Bellissioma" (1951) de Visconti...
On ressent dès les premières minutes une certaine mélancolie, grâce à la musique sublime de Nino Rota, fidèle de Federico Fellini sur une douzaine de films dont cette même année "Huit et Demi" (1963) et surtout connu pour les deux premiers "Le Parrain" (1972-1974) de F.F. Coppola. La première scène ajoute évidemment une certaine ambiance pesante entre foi et convenance même si on perçoit les chamboulements qui s'annoncent. Le Prince Salina est le symbole d'une société qui se meurt mais il est aussi et encore le garant d'un semblant de stabilité, en tous cas sur sa juridiction. Mais il n'est pas comme ces nobles français de la Révolution qui étaient près à s'allier à la coalition étrangère pour garder leur privilège, Salina/Lancaster est lucide, il sait et comprend qu'il faut du changement comme le lui confirmera clairement son neveu Tancrède/Delon : "Il faut que tout change pour que rien ne change." Le contexte géo-politique et historique reste flou, surtout pour les néophytes, mais l'unification de l'Italie qui reste complexe, reste anecdotique car elle n'est qu'un contexte pour montrer avant tout une société en pleine mutation observée de façon aussi désabusée que sceptique par un Prince d'un autre temps. Ainsi le plus intéressant est de voir le Prince Salina qui aime son neveu voir aussi Tancrède/Delon être la quintessence d'un politique opportuniste, donnant alors un exemple de l'avenir du pays. La décadence n'est peut-être pas là où on le croit. Par contre, on peut sourire légèrement aux scènes de bataille qui manquent autant de réalisme que de tempérament, la violence n'est ni crédible ni convaincante. Le seul gros défaut du film. Durant les deux tiers du film on regarde mi-amusé mi-perplexe ces gens de toutes situations sociales qui tentent d'exister et/ou d'envisager un futur autrement tout en se gardant de se mettre le Prince à dos.
Le Prince qui prend le pouls de son pays, de ses obligés tout en sachant qu'il ne s'y intéresse plus vraiment. Mélancolie et nostalgie se mêlent, entre parties de chasse, la gestion matrimoniale d'un Tancrède qui reste un partie prisée, jusqu'à l'arrivée de la partie la plus mythique du film, le bal grandiose où des citoyens qui n'étaient jamais conviés le sont désormais, surtout quand on est aidé d'une fille sublime. Ce bal c'est près de 50mn (sur trois heures de film) où tout le travail de reconstitution démontre la minutie désirée par Visconti pour cette séquence qui demeure sans aucun doute le plus beau bal d'époque du Septième Art. Précisons que la séquence fut tourné dans le palais Gangi à Palerme. 50mn d'immersion dans un bal italien de 1860 qui marque la rétine, impose une magie d'époque dantesque et qui amène à percevoir, sentir, toute la dimension des adieux du Prince Salina. Un Prince joué par un Burt Lancaster sobre, classieux, imposant et tout à fait félin, on perçoit qu'il devait être un lion (!) dans sa jeunesse jusqu'à sentir le jeune Tancrède/Delon un brin jaloux de son oncle quand sa promise Angelica/Cardinale offre une tendresse sujette à ambiguité au Prince qu'on sait encore vigoureux. Luchino Visconti signe un fresque historique et intime qui pourrait être le drame ultime d'un adieu inévitable. Un monument du cinéma à voir au moins une fois.
Note :