Un Prophète (2009) de Jacques Audiard

par Selenie  -  18 Mars 2024, 09:48  -  #Critiques de films

Au départ l'histoire est un idée de Abdel Raouf Dafri, scénariste du dyptique à succès "Mesrine" (2008) de Jean-François Richet, il signe un premier scénario avec Nicolas Peufaillit qui venait d'écrire "Chrysalis" (2007) de Julien Leclercq. Le projet est alors proposé à Jacques Audiard  déjà un des plus grands grands réalisateurs français encore en exercice après "Regarde les Hommes Tomber" (1994), "Un Héros très Discret" (1996), "Sur mes Lèvres" (2001) et "De Battre mon Coeur s'est Arrêté" (2005). Le réalisateur-scénariste reprend l'écriture avec un autre scénariste, Thomas Bidegain qui avait écrit auparavant "A Boire" (2004) de Marion Vernoux. Le titre interroge et séduit tant il pose des questions plus ou moins mystiques alors qu'on est dans un récit réaliste dans un film de genre, le cinéaste explique : "Ce titre agit comme une injonction, il oblige à comprendre quelque chose qui n'est pas spécialement développé, que c'est juste un petit prophète, un nouveau prototype de mec. A l'origine, je voulais trouver une équivalence française à "You Gotta Serve Somebody", une chanson de Bob Dylan qui dit que l'on doit toujours être au service de quelqu'un. J'aimais le fatalisme et la dimension morale de ce titre, mais je n'ai pas trouvé de traduction satisfaisante, alors c'est resté Un Prophète." En tous cas le film est un formidable succès et va être multi-primé avec un Grand Prix au Festival de Cannes 2009, le Prix Louis-Delluc et surtout pas moins de 9 Césars dont les majeurs avec Meilleur Film et Meilleur Réalisateur. Si le Grand Public n'accourt pas avec plus de deux millions d'entrées Monde les critiques sont dithyrambiques et font du film l'un des chefs d'oeuvres du genre. Audiard retrouvera plusieurs fois Thomas Bidegain pour d'autres grands films, Raouf Dafri passera à son tour derrière la caméra avec le méconnu et sous-estimé "Qu'un Sang Impur..." (2020), tandis que la postérité permet d'envisager une suite au film. En effet le réalisateur précise : "C'était induit que l'on se pose la question du destin de Malik El Djebena avec cette femme, cet enfant et la vie devant lui. D'autant plus que Malik est un voyou qui déteste les voyous, il les trouve infréquentables, bêtes et dangereux. C'est un personnage qui a un regard très critique, il ne supporterait pas les gourmettes et les signes extérieurs de voyoucratie." Pourtant, il faudra attendre des années, quand le duo Raouf Dafri-Peufaillit annonce en 2018 une "déclination" en série TV pour une diffusion prévue en 2024... Malik El Djebena est condamné à six ans de prison. A seulement 19 ans, illettré, il paraît jeune et paumé et très vite il se retrouve sous la coupe du groupe communautaire des prisonniers corses dont le chef César Luciani est le caïd de la prison. Malgré ses origines maghrébines il se retrouve donc sous les ordres des corses pour lesquels il effectue des missions de plus en plus vitales. Petit à petit Malik apprend les codes et se met à utiliser son intelligence pour survivre. Bientôt Malik imagine tout un plan et organise discrètement son propre réseau... 

Malik est incarné Tahar Rahim, aperçu jusque là que dans une unique apparition dans "À l'Intérieur" (2007) de Alexandre Bustillo et Julien Maury et qui va devenir une star jusqu'aux récents films internationaux "Napoléon" (2023) de Ridley Scott et "Madame Web" (2024) de S.J. Clarkson. Son personnage se retrouve essentiellement entre les "arabes" et les corses. Pour les premiers citons le débutant Karim Leklou qui retrouvera Tahar Rahim dans "Les Hommes Libres" (2011) de Ismaël Ferroukhi, "Grand Central" (2013) de Rebecca Zlotowski, "Les Anarchistes" (2015) de Elie Wajeman et "Réparer les Vivants" (2016) de Katell Quillévéré, il retrouvera également dans "La Sources des Femmes" (2011) de Radu Mihaineanu, "La Troisième Guerre" (2021) de Giovanni Aloi et "C'est mon Homme" (2022) de Guillaume Bureau la belle Leïla Bekhti remarquée déjà dans "Sheitan" (2005) de Kim Chapiron  ou "Mesrine : l'Instinct de Mort" (2008) de Jean-François Richet et qui deviendra surtout l'épouse de Tahar Rahim. L'actrice retrouvera aussi dans "L'Astragale" (2015) de Brigitte Sy son partenaire Reda Kateb, également débutant et future star qui retrouvera le scénariste Thomas Bidegain sur "Omar la Fraise" (2023) de Elias Belkeddar, et retrouvera dans "Frères Ennemis" (2018) de David Oelhoffen l'acteur Adel Bencherif remarqué dans "Grande Ecole" (2004) de Robert Salis ou "Frontière(s)" (2007) de Xavier Gens, et qui retrouvera ses autres camarades dans "Samba" (2014) du duo Toledano-Nakache pour Tahar Rahim puis dans "Des Hommes et des Dieux" (2010) de Xavier Beauvois pour Farid Larbi vu plus tard dans "Divines" (2016) de Houda Benyamina ou "Des Hommes" (2020) de Lucas Belvaux, et qui sera aussi dans "Des Hommes Libres" (2011) à l'instar de Slimane Dazi qui retrouvera Karim Leklou dans "Pour la France" (2022) de Rachid Hami, puis dans "Le Caire Confidentiel" (2017) de Tarik Saleh son partenaire Hichem Yacoubi vu dans "Timbuktu" (2014) de Abderrahmane Sissako ou "Un Divan à Tunis" (2020) de Manele Labidi et qui retrouvera son scénariste Abdel Raouf Dafri pour son film "Qu'un Sang Impur..." (2020), et Foued Nassah acteur surtout vu dans "Le Plaisir (et ses Petits Tracas)" (1998), "Le Convoyeur" (2004) et "Gardiens de l'Ordre" (2010) tous trois de Nicolas Boukhrief. Dans le camps corse, commençons par leur avocat joué par Pierre Leccia aperçu dans "La Demoiselle d'Honneur" (2004) de Claude Chabrol ou "Une Histoire d'Amour" (2014) de Hélène Fillières, le caïd Luciani est incarné par Niels Arestrup qui retrouve Audiard après  "De Battre mon Coeur s'est Arrêté" (2005), vu depuis dans "Quai d'Orsay" (2013) de Bertrand Tavernier, "Diplomatie" (2014) de Volker Schlöndorff ou "Villa Caprice" (2020) de Bernard Stora, il est entouré de Jean-Philippe Ricci vu dans "Les Randonneurs à Saint-Tropez" (2008) de Philippe Harel et plus récemment dans "Inséparables" (2019) de Varante Soudjian, Jean-Emmanuel Pagni vu dans "L'Enquête Corse" (2004) de Alain Berberian et "Le Silence" (2004) de Orso Miret, puis ensuite n'oublions pas les autres protagonistes Antoine Basler vu dans "Dobermann" (1996) de Jan Kounen ou "Colt 45" (2014) de Fabrice Du Welz, et qui retrouvera dans "La Syndicaliste" (2023) de Jean-Paul Salomé et "Vaincre ou Mourir" (2023) de Paul Mignot et Vincent Mottez son partenaire Gilles Cohen également dans   "De Battre mon Coeur s'est Arrêté" (2005), et sur la même période dans "Rois et Reines" (2004) de Arnaud Desplechin et "La Clef" (2007) de Guillaume Nicloux, Guillaume Verdier qui retrouvera plusieurs partenaires dans "Grand Central" (2013) et vu dernièrement dans "Les Derniers Hommes" (2023) de David Oelhoffen et "Le Bonheur est pour Demain" (2024) de Brigitte Sy, puis enfin citons Hervé Temime, véritable avocat qui fera encore l'acteur en robe noire dans "Polisse" (2011) et "Mon Roi" (2015) tous deux de Maïwenn ainsi que dans "Les Choses Humaines" (2021) de et avec Yvan Attal... 

Le film débute de façon assez classique (condamnation, transfert, arrivée, fouille...) mais très vite le climax pesant des prisons françaises impose une tension palpable. On savoure l'instant où on comprend que les Corses mènent la danse parce qu'ils sont dans une prison où leur nombre permet de rivaliser avec la communauté maghrébine sur-représentée, le film impose donc les Corses comme gang Alpha tout en instillant le fait que le rapport de force va forcément changer. Le gris du béton impose aussi le froid et l'austérité ambiant, le son métallique omniprésent fait aussi son effet avec le bruit des portes en acier. Niels Arestrup en impose en caïd expérimenté, sorte de dictateur en fin de règne mais qui s'accroche à un passé révolu mais qu'il ne voit pas arriver en la personne de Malik/Rahim. Ce dernier est effectivement invisible en pied-tendre fragile, mais cela va aussi s'avérer une arme insidieuse. Pour une fois le héros n'est pas un gros bras , on est dans l'exact inverse des films pénitencier avec Van damne ou Stallone, cette foi son est dans le cérébral comme le précise avec justesse le réalisateur : "En suivant le parcours de Malik, on observe un cerveau en action, un cerveau qui donne des preuves d'adaptabilité phénoménale que le personnage va d'abord utiliser dans des comportements opportunistes, "sauver sa peau", survivre pour ensuite améliorer son sort et enfin accéder à un autre niveau, au pouvoir." Le scénario est implacable; à l'image de son héros, jeune voyou qui se surprend finalement lui-même, créant un réseau au fur et à mesure qu'il apprend en mettant ensuite en pratique ce qu'on lui apprend et ce qu'il observe. Outre le plan dans sa technicité il y a aussi l'intelligence de Malik/Rahim à percevoir les failles des un et des autres et notamment dans les conflits inter-raciaux. C'est déjà la perfection, la forme au service du fond, mais l'idée de génie est cette petite dimension mystique, ou plutôt les cauchemars de Malik qui sont comme des prémonitions qu'il se doit d'apprendre à vivre avec pour devenir le Prophète en question. Cette partie n'est pas essentiel sur l'ensemble de l'intrigue mais permet de casser un peu le rythme austère de la prison, et qui permet de donner une faille psychologique à Malik qui confirme sa fragilité et donc son humanité. En conclusion, Jacques Audiard signe son chef d'oeuvre, un des 4-5 meilleurs films français des années 2000 à voir, revoir et à conseiller.

 

Note :            

 

20/20
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